Près d’un agriculteur sur deux en cuma
Du côté de la fédération nationale des cuma, les chiffres publiés en 2022, ce sont plus de 500 M€ investis pour les 195 000 adhérents de cuma en France. Le dernier recensement agricole dresse pour 2020 l’inventaire des exploitations, avec un contingent de 416 000 fermes.
Un peu moins de la moitié des exploitations, environ 47 %, adhèrent donc à une cuma au moins. Ne serait-ce que pour un matériel utilisé très ponctuellement. Et parfois, c’est l’intégralité des matériels qui est rangée sous le hangar de la cuma.
Mais pourquoi donc le système n’est pas plus étendu ? Combien de machines, de capitaux investis, de revenus en moins, dorment encore dans les hangars des exploitations pour sortir deux fois l’année ?
Beaucoup de copro
Il faut nuancer ce constat. Car derrière les achats en individuel se cachent en fait fréquemment des usages en copropriété, plus ou moins formalisés. Allant parfois jusqu’à la rentabilisation du parc via la création d’une entreprise de travaux agricoles.
Clarine Jean-Baptiste, aujourd’hui chargée de mission Innovation au sein de la fédération régionale des cuma du Grand-Est, a travaillé six mois sur le sujet du taux de pénétration des cuma chez les agriculteurs de son secteur. Elle a pour cela interrogé à la fois des agriculteurs en cuma et d’autres, beaucoup plus réticents à y adhérer. Voire anti-cuma.
La quasi-totalité des agriculteurs interrogés – adhérents de cuma ou pas – investissait dans au moins un matériel en copropriété avec des voisins, ou des proches. Et travaillait, de manière plus ou moins régulière, en entraide pour certains chantiers.
Des résultats corroborés par les témoignages d’agriculteurs dans toute la France, recueillis tout au long de l’année par les journalistes d’Entraid : copropriétés, cuma et bien sûr EDT travaillent en complémentarité sur la plupart des territoires.
Travailler en commun, une constante agricole en France
La question, finalement, revient à se demander pourquoi 100 % des agriculteurs français ne trouvent pas avantage à formaliser ces investissements et chantiers collectifs… en cuma.
Retournons la question. Quels avantages tireraient-ils à constituer une cuma, puisque les agriculteurs impliqués dans une copropriété, ou ayant recours à une entreprise, réduisent déjà leurs charges de méca via un partage, sans avoir de comptes à rendre ?
Les copropriétés – et le recours aux EDT – permettent de se simplifier la vie. Par exemple en sélectionnant des personnes avec lesquelles ils sont compatibles, à la fois en termes géographiques, de fonctionnement, de tarif ou de coût. Pour les copros (et même parfois avec les EDT), on parle aussi de délégation en confiance, de valeurs communes, de plaisir à travailler ensemble. Le tout avec un minimum d’engagements et de formalisme… mais aussi, du coup, quelques risques.
Sur l’organisation, la question de la disponibilité d’une machine se règle a priori plus facilement à deux ou trois sur une machine, en copropriété, que dans de plus larges groupes où l’on se connaît moins.
Enfin, cette taille de groupe permet de s’accorder bien plus facilement sur l’organisation et les standards d’entretien. Concrètement, cela signifie qu’il est bien plus difficile de noyer le poisson sur une casse par exemple, que dans un collectif plus étoffé comme une cuma.
L’entrée en cuma de ces petits collectifs existants ne se ferait que si les participants y voyaient des contreparties. Ce qui peut être le cas lorsque le groupe a besoin de se donner un cadre de fonctionnement pour formaliser et régler des rapports jugés risqués, ou déséquilibrés, pour obtenir un soutien financier à l’acquisition de matériel, ou pour faire intervenir un accompagnateur spécialisé et faire évoluer des projets comme la construction d’un hangar, d’une banque de travail, une évolution des pratiques agricoles…
Pas anti-cuma, plutôt déçus
En réalisant cette enquête, l’équipe craignait de recevoir beaucoup de réponses très tranchées, très anti-cuma. Cela n’a pas été le cas ; les répondants ont davantage été des agriculteurs déçus de leur expérience en cuma.
Certains posent d’ailleurs la question de l’engagement, dans le sens où, une fois engagé, il est compliqué pour un adhérent de sortir d’une cuma. Les personnes concernées évoquent la création d’une commission pour trancher ce genre de litige. C’est une piste intéressante, même s’il existe déjà des formules d’engagement à l’essai, conformes au droit coopératif.
Ces retours ne représentent qu’une partie de la réalité, et heureusement : vous pouvez lire tous les mois dans nos colonnes, des comptes rendus d’expériences fabuleuses, fructueuses, enrichissantes pour tous types d’agriculteurs en cuma.
Mais il existe encore un potentiel important d’amélioration du fonctionnement des cuma, entre les mains des responsables et parfois des adhérents eux-mêmes.
Tout le monde en cuma ?
Pour cela, il faudrait :
Du côté des fédérations
Au vu de la démographie agricole (en forte baisse), pouvoir créer une cuma même en tout petit effectif. Cela pose la question du nombre minimum d’adhérents dans une cuma, et donc des statuts coopératifs. Amener des contreparties même à ces touts petits collectifs : sécurisation sur le fonctionnement, la comptabilité, les aspects juridiques en cas de désaccord, un accompagnement y compris technique sur les matériels, des subventions spécifiques ?
Du côté des cuma
La volonté de rester ouverte aux nouveaux venus si le moment est bien choisi dans le développement du groupe. Un réel partage des responsabilités. Organiser les échanges. Une organisation sans faille sur l’entretien des matériels, ne reposant pas sur un seul adhérent (trop fragile, et déséquilibrée), de la transparence, des règles et des dispositifs simples pour réserver les matériels, mais aussi prendre les décisions. De la pédagogie sur les tarifs. Une attention portée à l’image de la cuma : pour attirer, les cuma doivent apparaître porteuses de solutions, pas génératrices de conflits
Des résultats très nets
Sur la centaine de répondant, les résultats sont très définis : la question de l’entretien et de la disponibilité des matériels constitue un point noir majeur, parfois fantasmé, parfois vécu. Mais ce n’est pas tout. Les réponses aux questions formulées et les commentaires des répondants ont permis d’aller plus loin.
1 – Entretien : élever les standards
La question de l’entretien est loin d’être anecdotique, comme en témoignent les réponses recueillies dans l’enquête menée auprès des agriculteurs qui ont fait le choix de ne pas rejoindre – ou de quitter – une cuma. C’est le premier facteur qui pousse à investir pour soi plutôt qu’en cuma.
Les commentaires recueillis par les participants sont parfois sévères pour les cuma :
- « Je ne veux pas généraliser, mais dans beaucoup de cuma, c’est toujours le même qui fait attention et qui répare, et toujours les mêmes qui cassent et n’entretiennent pas »
- « Gros problème sanitaire suite à un matériel mal nettoyé par le collègue précédent, matériel cassé qui revient discrètement et qui faire perdre une demi-journée au démarrage des travaux »
- « Payer les réparations pour tout le monde, non merci »
- « Plusieurs personnes brise-fer »
- « Mon exploitation ne peut pas compter que sur du matériel de cuma, qui est souvent cassé et pas entretenu »
- « On me laisse du matériel en panne »
À souligner : une mauvaise expérience signe souvent un point de non-retour : bye-bye les cuma par la suite. Un refus qui, jusqu’à présent, s’est transmis à la génération suivante, comme le souligne Clarine Jean-Baptiste dans son enquête auprès de cuma du Grand-Est. « Les agriculteurs (non-adhérents de cuma interrogés, ndlr) expliquent ne pas être en cuma à ce jour pour différentes raisons, la première étant celle de la pression de l’héritage. Ils expliquent que la génération précédente n’était pas en cuma ou en sont partis. Et ils ne voient donc pas l’intérêt d’y passer. »
Pourtant, avec une organisation réfléchie, les cuma peuvent assurer un entretien au top. Mais il est risqué de faire reposer tout cela sur les épaules d’une personne bénévole, et de laisser les autres se décharger sur cette personne.
Bien des groupes ont mis en place des dispositifs simples, gratuits et très efficaces, pour que chaque adhérent comprenne bien sa part de responsabilité dans l’entretien des matériels de la cuma. Des organisations souvent décrites dans Entraid, comme :
- Des règles : un règlement intérieur détaillé sur les casses, des sanctions appliquées.
- De l’autorité : des responsables matériels en charge du suivi et de l’entretien de leurs machines.
- De la transparence : des groupes WhatsApp par activité ou matériel qui permettent de s’organiser vite et de remonter rapidement, en groupe, à la source du problème.
- Un rituel : des journées annuelles d’entretien des matériels auxquelles tous les adhérents doivent participer.
- Un lieu de réflexion : une commission casse et assurance.
- La solution radicale : engager un salarié en charge (au moins partiellement) de l’entretien des matériels de la cuma.
2 – Inquiétudes sur la disponibilité
Sécuriser l’entretien a un impact direct sur la disponibilité des matériels, le fait de pouvoir les utiliser immédiatement si besoin. L’inquiétude sur la disponibilité des matériels constitue d’ailleurs le deuxième facteur d’éloignement des agriculteurs par rapport aux cuma.
Parmi les commentaires des agriculteurs-répondants, on note plusieurs problématiques récurrentes sur la question de la disponibilité des matériels en cuma.
Telles que les distances à parcourir.
- « Les fermes sont distantes les unes des autres »
- « Matériel qui se trouve bien souvent à 25 km du siège, donc beaucoup de temps de perdu »
Ou encore des chantiers demandant une très forte réactivité au vu des conditions climatiques (semis, fenaison, désherbage mécanique par exemple).
- « Du matériel qui est peu disponible, souvent très pris »
- « Sur la fenaison par exemple, il faut agir vite »
- « Tous les adhérents veulent le matériel le même jour, car la fenêtre météo est courte »
Là encore, des cuma engagées sur ces sujets font des propositions intéressantes, qui ont fait leurs preuves :
- Des outils de réservation des matériels réactifs et transparents en termes de priorité (groupe WhatsApp, MyCumaPlanning, Calendrier Google Agenda…).
- Des machines acquises en plusieurs exemplaires pour des sous-groupes d’adhérents locaux, en « quartiers » ou secteurs
- Des engagements à des packs de matériels (travail du sol par exemple) pour pouvoir utiliser le bon outil en fonction des conditions de l’année.
- Des chantiers à haut débit organisés en entraide ou en service complet (sous la houlette d’un salarié ou d’un responsable).
3 – Ambiance…
Souvent mise en avant par le réseau cuma et les groupes au sein desquels tout roule, la bonne entente des adhérents dans les cuma ne va pas toujours de soi.
- « Les agri de ma cuma manquent de respect »
- » J’ai été très déçu des autres agriculteurs »
Cet aspect peut paraître difficile à maîtriser pour les responsables. Pourtant il est fondamental : un groupe qui va bien rayonne et attire ; un groupe qui va mal… fait fuir, littéralement.
Attention aux omni-présidents…
Les présidents de cuma ne reçoivent pas que des fleurs. Notamment les omni-présidents, qui font tout seul. Mais surtout qui utilisent la cuma pour les besoins de leur propre exploitation.
- « Le président impose sa dictature et veut faire payer aux autres le matériel dont il a besoin »
- « Si le président veut ce type de matériel et en a le besoin ça va, sinon on peut attendre, et idem pour l’utilisation »
…et à ceux qui gèrent la cuma pour eux-mêmes
Variation sur ce thème : une cuma au sein de laquelle priorité est donnée au fameux noyau dur, c’est-à-dire au petit groupe qui fait tourner la cuma. Plusieurs répondants ont souligné l’iniquité de traitement, à la fois en termes de disponibilité des matériels, de temps imparti, de marge de manœuvre en cas d’imprévu, entre ceux qui font partie de ce noyau dur… et les autres, clairement relégués au second plan.
C’est à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant car les agriculteurs ont des notions claires et saines sur les fondamentaux des cuma : c’est « un homme, une voix », et tout le monde devrait être traité à la même enseigne. En même temps, il est inquiétant de constater qu’il existe encore des groupes au sein desquels les responsabilités ne sont pas partagées, laissant libre cours à une forme d’autocratie.
Des solutions testées et approuvées
Là encore, il existe des techniques de conduite de groupe et d’animation qui permettent d’en caler le fonctionnement. Mais aussi de garantir davantage de transparence et d’équité.
Pas besoin de forcer la convivialité avec des bières et un baby-foot : le temps et la rigueur sont les meilleurs alliés en ce domaine. En revanche, des outils simples et concrets permettent d’installer la confiance :
- Un partage des responsabilités équilibré.
- Un conseil d’administration et un bureau au service de l’intégralité du groupe.
- Des processus de décisions équitables et transparents (vote à la majorité ? décision par consensus ?).
- Un règlement intérieur mis à jour et adapté au fonctionnement de la cuma.
- Des réunions régulières et bien cadrées (un objectif, un ordre du jour, une prise de notes et des décisions).
- Des moments de convivialité réguliers.
- Une attention à l’expression et à la prise de parole de tous (cadrer les bavards et encourager la parole des discrets).
- Désigner clairement le périmètre de la cuma pour ne pas importer des conflits de l’extérieur : verbaliser ce qui en fait partie, et ce qui n’en fait pas partie
4 – Ouverture ou entre-soi ?
Encore un cran au-dessus : les répondants à l’enquête ont souligné à de multiples reprises la volonté des responsables de la cuma locale de ne pas les accepter en tant qu’adhérent. S’agit-il d’une décision personnelle liée à des événements passés ?
Au-delà des histoires de personnes, on note une tendance générale des responsables de cuma à sécuriser, voire à fermer complètement leur groupe. Avec pour objectif de préserver la bonne dynamique et l’entente.
- » La seule cuma potentielle dans le secteur ne veut pas de nouvel adhérent »
- « Après avoir demandé à la cuma de mon secteur, des adhérents ont sorti de vieilles rancœurs par rapport à des terres que je n’ai pas eues »
C’est un fonctionnement qui questionne.
D’un côté, quand la cuma existe depuis longtemps, ces adhérents ont bénéficié d’un outil de partage des matériels et des projets, souvent hérité des générations précédentes. Où la démographie agricole a permis la construction des cuma.
D’un autre côté, les groupes qui démarrent, ou à certains moments de leur développement, ont parfois besoin de stabiliser leurs effectifs pour consolider l’entente.
Finalement, les répondants font davantage remonter des problèmes de compatibilité. Il n’y a pas chez eux de rejet massif des cuma. Plutôt la déception de ne pas rencontrer, dans la cuma locale, celle qui correspondrait à leurs besoins.
La création de ‘sections’ et autres sous-groupes au sein de la cuma peut être une solution pour accueillir de nouveaux adhérents, sur une activité ou un secteur spécifique. Et là encore, la démographie agricole plaide pour la possibilité de créer des cuma à plus petits effectifs, tablant sur une bonne entente, plutôt que de rejoindre un groupe où la greffe ne prend pas.
5 – « Trop gros, trop puissant » : des matériels démesurés
L’harmonie n’est pas toujours au rendez-vous non plus au niveau des machines. C’est une remarque relevée fréquemment dans les commentaires des répondants, mais aussi sur le terrain : les parcs des cuma s’orientent vers des matériels de plus en plus grands, gros, larges, puissants. Notamment pour répondre aux demandes sur la disponibilité.
- « Mes voisins les plus proches situés, eux, dans la plaine, préfèrent souvent du plus gros matériel »
- « Matériel trop gros pour ma puissance de tracteur »
- « Les cuma proches de mon exploitation achètent du matériel beaucoup trop gros vis-à-vis de mes besoins, je ne dispose pas de tracteur assez fort pour utiliser ces matériels »
Ces matériels de grandes dimensions ne sont pas toujours en adéquation avec les parcs de tous les adhérents, notamment en termes de traction. Une problématique qui commence à être prise en compte dans certains groupes. Notamment là où la traction en commun se développe : après un premier tracteur de forte puissance, on voit apparaître des tracteurs plus petits.
Des groupes réfléchissent aussi à prioriser des matériels de taille normale, mais en multiples exemplaires, plutôt que des grandes largeurs.
Tout cela demande, comme vu précédemment, de favoriser l’expression de tous, de formaliser les besoins. Cela nécessite une grande qualité d’écoute de la part des responsables.
Surprise… ce ne sont pas des freins
À l’inverse, certains arguments n’ont pas fait mouche parmi les répondants : non, l’amour du matériel n’est pas la raison principale de la désaffection des agriculteurs répondants pour les cuma (même s’il y en quelques-uns !). Pas plus que le levier défiscalisation, souvent mis en avant. Et quasiment tous ont une cuma dans leur périmètre de travail : les cuma sont bien présentes, quasiment partout sur le territoire.
On le voit, il existe des solutions relativement simples à mettre en place dans les cuma pour répondre à chaque problématique soulevée par les répondants. Derrière, le facteur humain reste prépondérant. La seule, vraie question : au-delà du partage des matériels, a-t-on envie de s’organiser pour travailler ensemble et faire groupe ?
La méthode de l’enquête
La rédaction d’Entraid s’est appuyée sur trois sources principales : les résultats de la grande consultation menée fin 2022 par le réseau cuma. Le mémoire de fin d’études de Clarine Jean-Baptiste (frcuma Grand Est). Celle-ci a notamment analysé les réponses d’un panel d’agriculteurs non-adhérents de cuma pour soutenir la fédération régionale des cuma du Grand-Est à améliorer le taux de pénétration des cuma dans les exploitations de la région. Et enfin, Entraid a diffusé sa propre enquête aux mois de mai et juin 2023, à laquelle une petite centaine d’agriculteurs internautes ont répondu sur la base du volontariat.
Pour plus d’information, retrouvez aussi ces articles sur www.entraid.com :